13 février au 20 mars - Jacques Rouby 

Cartons sculptés

Aborder l’œuvre de Jacques Rouby est chose délicate. En raison d’abord de la discrétion de l’artiste — comme il rechigne à montrer ses travaux ceux-ci sont inconnus du public, ignorés des critiques et absents des circuits officiels de l’art contemporain —, en raison aussi de l’extraordinaire abondance de sa production, en raison surtout de sa diversité extrême. On va néanmoins s’y essayer. Ce plasticien à part — il vit d’ailleurs à la périphérie de Souillac — travaille opiniâtrement, depuis une vingtaine d’années, à une œuvre singulière, protéiforme, une œuvre dont l’évolution même défie pourtant toute tentative d’étude rigoureuse et toute rétrospective. Pourquoi cela ?[...]

La matière première est fournie le plus souvent par ses propres travaux, des aquarelles, des portraits au fusain, etc. — il lui en reste des centaines en réserve, datant de l’époque où il dessinait encore, à Collioure — toutes choses qu’il désavoue maintenant ou en lesquelles il ne peut plus se reconnaître et qu’il s’ingénie donc à maltraiter, à défigurer. […]

Jacques Rouby ne peint donc pas. Je veux dire qu’il n’use pour s’exprimer ni de pinceaux, ni de couleurs en tubes ; du reste, il néglige les techniques picturales classiques, et méprise l’habileté apprise, la virtuosité. C’est un expérimentateur, un marginal qui ne se soucie guère de ce qui se passe ailleurs ou de ce que font ses confrères, qui ne fréquente pas les galeries, pas davantage les musées, et ne supporte les tableaux de maîtres que dans la forme réduite que leur imposent dictionnaires et encyclopédies. […]

Un jour, dans un dépôt d’ordures, il découvrit un bas-relief de métal représentant une pietà. Ce fut pour lui plus qu’une aubaine, une révélation ! Cette sculpture endommagée devint un instrument fétiche, une sorte de matrice à l’aide de laquelle il allait produire des centaines et des centaines de moulages, tous pareils, tous différents. Ils sont entreposés dans un petit hangar, les uns sur les autres, cela fait des piles assez hautes, un peu branlantes et de couleurs variées. Le spectacle est étrange. Il l’est bien davantage lorsqu’on apprend que pour fabriquer chacun de ces objets presque semblables il a sacrifié une dizaine au moins d’œuvres anciennes et variées. Je l’imagine vidant sans regret des chemises entières de dessins magnifiques dans une sorte de marmite, malaxant ces ingrédients de luxe à seule fin de donner la consistance et la teinte voulues à sa pâte à papier. Rouby gâche ses vieux travaux comme un ouvrier gâche son plâtre. Que fera-t-il de ces ribambelles de bas-reliefs en papier mâché ? Entreront-ils, un jour ou l’autre, dans de nouvelles combinaisons ? La chose reste imprévisible car s’il a l’esprit de système — la récurrence de certains motifs en témoigne — il se fie beaucoup à son intuition immédiate et compte sur un hasard, un incident heureux pour orienter sa tâche. […]

Il utilise aussi des cartons, des cartons tout neufs — la chose est peu fréquente — qu’il superpose et qu’il colle afin d’en augmenter l’épaisseur. Une fois ces préparatifs achevés, le vrai travail pour lui commence, un travail long et fastidieux, un travail dur et même dangereux pour les mains, il lacère la surface unie du carton avec une lame de rasoir. En somme, il pratique une sorte de scarification forcenée, mais la précision de ses gestes est diabolique, chirurgicale. Puis, avec ses ongles ou un couteau, il arrache quelques-unes des minces lanières ainsi produites ; ces peaux successives il les écorche lambeau après lambeau — comme un malade qui gratterait sans se lasser, qui gratterait avec férocité, jusqu’au sang, les parties de son corps qui le démangent —, et ces peaux communiquent, se touchent, elles coexistent désormais d’une autre manière, non seulement en épaisseur mais aussi en surface. Néanmoins, ces balafres qu’il inflige à la matière sont transitoires, d’autres tortures suivront, chimiques cette fois, plus brutales et plus profondes. J’ai aperçu dans un coin de sa maison des quantités impressionnantes de plaques prêtes pour la seconde phase du supplice, mais d’un supplice auquel nulle intervention extérieure ne pourra soustraire les futures victimes. Diverses mixtures prévues pour le deuxième stade de l’épreuve sont concoctées avec le plus grand soin, elles peuvent contenir des oxydes, du sulfate de fer, du café, d’autres substances plus saugrenues encore, à quoi il ajoute de la colle et un siccatif. Par la suite ces cocktails sont déversés sur le carton, alors celui-ci gonfle, se boursoufle, il gondole et se tord pour la plus grande jubilation de son bourreau. Jacques Rouby supporte mal ce qui est neuf, lisse et propre, il aime mieux les taches et les accrocs, les irrégularités, les accidents, la rouille aussi, évidemment. Un après-midi, c’était en février, il me fit faire une dizaine de kilomètres sur une route étroite et sinueuse, une route pleine d’embûches et de nids de poules, dans le seul but de me montrer une porte de fer dont la peinture vert sombre, s’étant écaillée, accusait avec une force incroyable le rouge de l’enduit sous-jacent, du minium. Le temps n’est pas seulement un grand sculpteur, il est aussi un grand peintre, et même quelquefois un coloriste hors pair, pourquoi, dès lors, mettre sa griffe sur les oeuvres quand on se borne à donner des coups de pouce à son travail de destructeur. Rouby refuse de signer ses créations. À plusieurs reprises, lors de nos discussions, il me parla de l’émotion intense que lui procurait la vue de pans de murs mis à nu par les démolisseurs, de cloisons en ruines couvertes de papiers peints ratatinés par l’eau de pluie et le soleil, froissés par les rafales de vent, déchirés. Il n’y avait rien à ajouter à ces mondes privés mis à mal parce que mis à jour… […]

/Gilbert Pons