Par Fred Vargas

 

 

   Jo Vargas l’a peint une seule fois, il y a onze ans, ce dormeur. Et voilà que revient cette fugitive mais marquante apparition. Inexplicablement. Une fois ne lui suffisait donc pas. Je dis « inexplicablement » car Jo ne l’explique pas. Ne cherchez pas à lui extirper une réponse, vous n’en tirerez guère mieux que moi. Car j’ai fait mon boulot, figurez-vous, j’ai questionné, mine de rien ou mine de tout, devant cette fascinante déclinaison du Dormeur. J’ai interrogé, avec la brutalité du néophyte ou bien la délicate approche de celle qui donne à croire qu’elle en sait quelque chose. Disons, entre vous et moi, que l’ensemble des mots rassemblés de Jo pourrait se concentrer en un sublime : « Je ne sais pas ».

   Cette réponse vous décevra de prime abord par sa simplicité désarmante. Pas de : « J’ai souhaité exprimer par ces toiles une certaine idée de… ». Non, laissez choir, rien de ce genre. Pas de fadaises introductives à une exposition. En revanche, si nous est épargnée la banalité intellectuelle-esthétisante d’une explication toute faite (et l’on s’en réjouit, à nous le terrain libre !), nous buttons sur ce « Je ne sais pas ».

   Ne vous y trompez pas.

   Woody Allen (celui à qui l’on doit tout de même : « Je ne sais pas si Dieu existe, mais s’il existe, j’espère qu’il a une bonne excuse. ») a dit : « Je n’ai pas de réponses à vos questions mais j’ai des questions à toutes vos réponses. » Facile, direz-vous, non sans esprit critique : les mots jouent.

   D’accord.

   Je vous en offre donc un autre, face auquel on ne peut carrément pas rigoler : Gustave Flaubert. Qui, sans cesse assailli par les souffrances de sa lente et perfectionniste création, écrit à sa très chère maître George Sand que les idées de ses livres s’imposent à lui et qu’il espère, d’ici trois ou quatre ouvrages, être en mesure de les imposer lui-même. Ah.

   Nous voilà devant le fait qu’une œuvre (et l’on entend ce que je mets dans ce mot, et je parle de Jo Vargas, ma sœur jumelle, dont je disserte avec une objectivité détachée et sereine), qu’une œuvre ne se connaît pas dans son entier, surtout pas par l’artiste lui-même. Elle se lève des tréfonds, et s’impose. Tréfonds, le mot est lâché. Nous voilà dans l’embarras. Mais laissez-moi une seconde, j’y viens.  

   Si par « tréfonds » je n’entendais que l’inconscient du seul auteur, je rebrousserais chemin.

   Mais par « inconscient collectif » ou « saisie des âmes », j’approcherais de plus près le foutu boulot de l’artiste qui pioche jour après jour et « besogne » (mot de Delacroix), et je rencontrerais sur ce chemin le Fameux mystère dont on débat depuis les siècles des siècles, autrement dit l’Art, l’ « image » qu’on ne va pas oublier et qui ne se laissera pas oublier.

   Quand le dormeur venu d’un seul être (en l’occurrence de ma sœur jumelle, dont je juge avec une objectivité sereine) aimante le regard et la pensée de tous, quand chacun peut s’en emparer - ou en être emparé, avant même de le penser -, quand chacun peut éprouver, à la grâce de quelques traits de pinceau, le désir de se coucher ainsi, dans le cœur de cette herbe sur-réelle, cette herbe que Jo a transformée - et comment ? se demande la sœur ignare et éberluée mais néanmoins lucide - en une litière si désirable, douce, aiguë, puissante, il semble qu’on la vue pousser pour aboutir, quand le regard ne peut lâcher la toile, on cherche à savoir, à s’introduire, à vouloir. Cette herbe, où est-elle ? D’où vient-elle ? Donnez-la-moi pour m’y coucher ! Attention cela dit, je vais y revenir, et vous le savez. Puisque la nuance est part matrice de l’Art et du Mystère. Rien de simple, n’allez pas croire.

   C’est le « Je ne sais pas » de Jo qui nous permet de pousser le dormeur pour prendre sa place, d’opérer cette fusion avec cet être étendu qu’on jalouse. Tout soudain en se demandant - ou bien nos tréfonds silencieux seraient trop simples : où est-t-il ? Cherche-t-il ? Oui ? Non ? Est-ce rêve, détente, en tout cas c’est profond sommeil, de cela nous sommes sûrs et pourquoi ? C’est l’art des poses, des mains lâchées, des lèvres assoupies, des torses enfouis, mêlant magnifiquement (et sur ce point je ne suis pas plus avancée que vous) le poids et l’aérien. Nous sommes là (en tout cas, moi) confrontés à une inaccessible dextérité, le mot n’est pas le bon, il n’en existe pas, éloignons-nous donc avant de dire des imbécilités.

   Cela ne se décrit pas. C’est la subjuguante appréhension du corps, des formidables, infimes et troublants contrastes entre peau et plis des habits lourds. J’y reviens, à ce sommeil, je ne perds pas plus mon fil que Jo le sien au long de son rêve obsédant : détente ? Ou bien oubli ? Voire fuite ? Dormeur apaisé ou fossoyeur de nos anxiétés ? Ou jouissant d’une vie modifiée, lointaine en une autre terre, herbe pour herbe ? Plaisir, danger, ligne de fracture ? L’herbe est la vie, qui pousse, incontrôlable et vaille que vaille dans les fissures du ciment des villes. L’Homme y dort, au sein des brins serrés qu’elle lui offre, se magnifiant elle-même pour mieux l’accompagner. On peut se demander : avait-on réellement vu l’herbe, avant ? Et, avant, avait-on franchement vu le sommeil, avec sa charge séductrice de promesses et dangers ? Périlleux, irrésistible, tentateur ?

   Face à ces toiles, regard et pensée s’apaisent, questionnent, fixent et s’alarment peut-être. Ce dormeur nous éveille. Nous offrant, dans l’accueil de l’herbe, l’impressionnante liberté d’être.

Mars 2017